Du rattachement du dommage à l’acte de construire

Écrit par Pascal Dessuet

par Cyrille CHARBONNEAU,  Docteur en droit – Chargé d’enseignements aux Université de Paris I et Paris V – Consultant Expert

 

La responsabilité des constructeurs est une responsabilité spéciale du contrat d’entreprise. Dans la logique du principe voulant que le spécial prime le général, elle est exclusive de toute application du droit commun.

Au-delà des conditions relatives à la nature des travaux (la responsabilité des constructeurs suppose l’édification d’un ouvrage immobilier) et du moment de l’apparition du vice de construction (nécessairement après réception), l’application des garanties des constructeurs (garantie décennale de l’article 1792 du Code civil ou, à défaut, garantie de bon fonctionnement de l’article 1792-3 du Code civil ou, à défaut des deux premières (ni ; ni), de la théorie dite des désordres intermédiaires) exige par le maître de l’ouvrage la démonstration d’un rattachement du dommage à l’opération de construction, à l’acte de construire.

Trois arrêts de la fin de l’année 2013, d’une part, de facture classique soulignent cette exigence délicate et parfois contestée. Ces arrêts conduisent à admettre que le maître de l’ouvrage est tenu de démontrer, pour prétendre à l’application des garanties des constructeurs, l’existence d’une atteinte matérielle à l’ouvrage (1), comme il doit démontrer, d’autre part, pour prétendre à l’application de la responsabilité décennale, qu’un désordre de gravité décennale interviendra dans le délai d’épreuve (2).

  1. La démonstration de l’exigence d’une atteinte matérielle de l’ouvrage réalisé

Les deux premiers (Cass. 3ème civ., 8 octobre 2013 et Cass. 3ème civ., 23 octobre 2013, n° 12-25326) souligne une première exigence : la démonstration de l’exigence d’une atteinte matérielle de l’ouvrage réalisé.

Le premier arrêt (8 octobre 2013) porte sur une question promise à un avenir fécond de contentieux. La Haute juridiction devait apprécier l’applicabilité de la responsabilité décennale en vue de l’indemnisation d’un défaut d’isolation thermique. La Cour d’appel de Chambéry avait écarté l’application de la responsabilité décennale au motif que « les désordres, seulement susceptibles d'entraîner une augmentation de la consommation d'énergie et un certain inconfort, ne relèvent pas de l'article 1792 du Code civil de sorte que les demandes contre la société mutuelle du Mans IARD doivent être rejetées ». Le pourvoi prétendait à la cassation de l’arrêt pour manque de base légale au regard de l’article 1792 du Code civil estimant qu’il appartenait à la Cour, pour écarter la responsabilité décennale, de « rechercher, au regard des circonstances spécifiques de l'espèce, si les désordres engendrés par les défauts affectant l'isolation thermique ne rendaient pas la maison impropre à sa destination ». La critique est admise par la Cour de cassation. Il appartenait effectivement à la Cour d’appel de rechercher l’existence d’un désordre engendré par les défauts d’isolation phonique. En l’espèce, cela ne fait aucun doute puisqu’aussi bien il s’agissait justement d’atteintes matérielles à l’ouvrage, précisément des discontinuités de l’isolation, et non pas un simple défaut de conformité ou défaut de performance. A contrario, si la responsabilité décennale supposait la caractérisation par le juge du fait qu’un désordre soit engendré, c’est donc qu’en l’absence de désordre, le simple défaut de conformité ne permettrait pas au juge de retenir l’application de la responsabilité décennale.

Le second arrêt (23 octobre 2013) concernait une hypothèse de fait différente, soulignant cependant la même exigence, ie. la limitation de l’application de la responsabilité des constructeurs à la réparation de désordres affectant l’ouvrage réalisé. Il s’agissait en l’espèce de l’indemnisation du dommage né d’un glissement de terrain. La Cour de Pau avait admis l’application de la garantie décennale aux motifs que « le glissement de terrain, occasionné par le vice du sol, était apparu et avait été dénoncé dans la période décennale, qu'il était de nature à porter atteinte à la sécurité des personnes et à la solidité de l'ouvrage lui-même, en raison de son caractère évolutif certain, que seule la date de l'altération de l'ouvrage était inconnue mais qu'elle interviendrait à compter de quatre à cinq ans, que, dès lors, l'évolution du dommage était certaine dans la période décennale et que la garantie de l'article 1792 du code civil était engagée ». L’ensemble du raisonnement semblait conforme aux exigences de l’article 1792 du Code civil, comme de la jurisprudence y afférente. Le vice du sol entre bien dans le champ de la garantie au regard de la prévision de l’article 1792 du Code civil en ce sens. La gravité décennale exigée par le texte semblait caractérisée au regard des risques liés à la solidité comme à la sécurité des personnes par référence assez explicites à l’ensemble jurisprudentiel dont il sera fait état plus avant relatif à la garantie des désordres devant présenter la gravité décennale dans le délai d’épreuve. L’action avait enfin été intentée dans le délai d’épreuve, conformément à l’article 1792-4-1 du Code civil. Cette belle démonstration faisait cependant fi d’une donnée essentielle : le vice du sol n’avait pas conduit à altérer l’ouvrage réalisé, mais l’assise foncière sur laquelle l’ouvrage avait été édifié, sans qu’aucun désordre n’affecte l’immeuble construit. La Cour de cassation censure l’arrêt d’appel pour violation de l’article 1792 du Code civil. La responsabilité décennale ne pouvait être retenue dès lors que le juge n’avait pas relevé un « dommage à l’ouvrage ». Seul le vice du sol conduisant à atteindre l’ouvrage est objet de la garantie décennale. Plus généralement, et à nouveau, seules les atteintes matérielles à l’ouvrage sont objet de la garantie des constructeurs.

  1. La démonstration d’une atteinte matérielle (de gravité décennale) dans le délai d’épreuve

Le troisième arrêt (23 octobre 2013, n° 12-24201), destiné à la publication au Bulletin, aborde quant à lui la question toujours épineuse du risque de désordre. Il s’agissait en l’espèce d’un risque d’effondrement, mais le raisonnement peut être rapproché des arrêts ayant eu à aborder la question du risque sismique (à s’en tenir aux arrêts publiés : Cass. 3ème civ., 25 mai 2005, n° 03-20247, Bull. civ. 2005, III, n° 113 ; Cass. 3ème civ., 7 octobre 2009, n° 08-17620, Bull. civ. 2009, III, n° 212), du risque de perte de l’immeuble par incendie (Cass. 3ème civ., 30 juin 1998, n° 96-20789), du risque d’atteinte à la solidité d’un béton bitumeux (Cass. 3ème civ., 16 mars 2010, n° 09-11660) ou d’un risque d’infiltration (Cass. 3ème civ., 31 janvier 2007, n° 05-19340).

La Cour de Nîmes avait admis l’application de la responsabilité décennale en considération « d’un risque d’effondrement » s’analysant en « un risque de perte de l’ouvrage, conséquence d’un défaut de conformité aux règles de l’art qui porte sur sa fondation ». L’arrêt est censuré pour violation de l’article 1792 du Code civil. La Cour de cassation relève que, le juge ayant estimé qu’il ne pouvait pas apprécier si la perte de l’ouvrage interviendrait dans le délai d’épreuve, il ne pouvait, sans se contredire, admettre l’application de la responsabilité décennale.

Ce motif est à rapprocher de l’ensemble jurisprudentiel relatif à l’indemnisation au titre de la responsabilité décennale des constructeurs des désordres futurs. La Cour de cassation a en effet admis que si des désordres qui ne présenteraient pas la gravité décennale au jour de la demande pouvaient être indemnisés au titre de la responsabilité décennale, c’était à la condition qu’il soit démontré qu’avec certitude, des désordres de gravité décennale interviendraient dans le délai d’épreuve (Cass. 3e civ., 19 juin 1996, n° 94-17497 : Bull. civ. III, n° 149 ; Cass. 3e civ., 16 mai 2001, n° 99-15062 : Bull. civ. III, n° 62 Les Lousianes ; Civ. 3, 29 janvier 2003, 2 arrêts, n° 01-13034n° 00-21091 ; Cass. 3ème civ., 16 juin 2009, n° 08-14046 ; Cass. 3ème civ., 21 octobre 2009, n° 08-15136, Bull. civ. 2009, III, n° 225 ; Cass. 3ème civ., 16 mars 2010, n° 09-11660).

Plus spécialement, l’arrêt du 23 octobre 2013 doit être mis en perspective avec les arrêts relatifs à l’indemnisation des non conformités parasismiques. Dans l’arrêt de principe inaugural précité du 25 mai 2005, si la Cour de cassation a admis l’application de la responsabilité décennale, c’est en considération du fait que les défauts constatés affectant l’ouvrage « constituaient un facteur d’ores et avéré et certain de pertes de l’ouvrage par séisme ».

L’ensemble des arrêts, plus spécialement celui du 23 octobre 2014, souligne encore l’importance d’une atteinte matérielle à l’ouvrage, d’un désordre et non d’un simple dommage.

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Le droit de la construction dans son entier est déterminé par la problématique de la matérialité des dommages. Qu’importe les causes et origines, le désordre survenu impose la primauté de la responsabilité des constructeurs sur le droit commun. Si donc la présence d’un désordre exclut le droit commun et conduit à l’aspiration des non conformités par le régime spécial de réparation des « vices de construction », des désordres atteignant la construction devrait-on dire avec plus de rigueur, inversement, l’absence de désordre doit conduire à exclure toute application du droit spécial et reconnaître une primauté totale au droit commun.

Cela conduit vers une autre question, plus complexe encore, qu’est-ce que la non-conformité dans le cadre du contrat d’entreprise : la non-conformité aux promesses du contrat et/ou la non-conformité aux règles techniques gouvernant l’exécution dudit contrat ?